Aux origines de la fantasy :
eddas, sagas et dynastie anglo-normande



Voici les principaux extraits d'une conférence donnée par Pierre Efratas, auteur de "Hrólf le Vagabond" sur les liens existant entre les sagas, les eddas et le mythe arthurien refondé et relancé par la dynastie anglo-normande." (Notre photo : Pierre Efratas lors d'une conférence donnée au Festival "Cidre et Dragon" à Merville-Franceville, en septembre 2009)
"(...) Depuis la sortie du « Seigneur des Anneaux » au cinéma, les univers de la littérature de fantasy ont véritablement « explosé » dans les pays de langue française. Jusque là, ils étaient certes nombreux les lectrices et les lecteurs d’ Edgar Rice Burroughs, Robert Howard, John Ronald Ruelll Tolkien, Marion Zimmer Bradley, Fritz Leiber, Michaël Moorcock et autres David Eddings, mais c’était encore un lectorat spécialisé. Quant aux écrivains de fantasy francophones, ils existaient certes, et il y en avait de très bons, mais ils étaient contenus, bordés, encadrés dans leur rôle de créateurs quelque peu étranges. Je me souviens avec un soupir agacé de ces conventions de littérature de fantasy et de science-fiction où il fallait chaque fois, comme un rite pesant, encaisser les considérations sur le « ghetto de la SF et de la fantasy françaises ». Aussitôt prononcée, cette formule rituelle entraînait certains participants dans des logorrhées interminables qui avaient ce don roboratif de m’endormir paisiblement.
Aujourd’hui, les choses ont changé. « Le Seigneur des Anneaux » et aussi « Harry Potter », qui est moins ma tasse de thé, je vous l’avoue, ont définitivement ouvert une brèche par laquelle s’engouffrent de nombreux récits. Au cœur de ce maelström, la geste arthurienne tient une place tout à fait spéciale. Or, on l’oublie souvent, cette histoire fabuleuse n’aurait pu connaître un tel succès à travers les siècles sans le concours des rois anglo-normands et de leurs clercs. J’y reviendrai tout à l’heure.
Si l’on se penche sur les origines de cette littérature, on en revient généralement aux mythes des mondes antiques ou du Haut Moyen-Age, aux romans merveilleux, épiques et courtois qui ont suivi.
Parmi ces derniers, les récits oraux des Vikings, et par suite les récits écrits appelés « eddas » et « sagas » tiennent un rôle parfois sous-estimé.

Vous l’avez compris, je vais briser une lance en leur faveur, montrer quels sont les liens entre cette tradition, la création de la Normandie et ses ducs-rois et la littérature de fantasy.
Rappelons d’abord ce qu’est une saga et ce qu’est une edda. Régis Boyer en donne une définition lumineuse. « La saga est un récit en prose, toujours en prose, ce point est capital. Il rapporte la vie et les faits et gestes d'un personnage, digne de mémoire pour diverses raisons, depuis sa naissance jusqu'à sa mort, en n'omettant ni ses ancêtres ni ses descendants s'ils ont quelque importance ». Une saga n’est que rarement un conte ou une légende. Une edda, en revanche, est un récit poétique, mythique, magique, souvent rattaché au sacré et au merveilleux. L’auteur d’eddas et de sagas le plus célèbre est Snorri Sturlusson, mythographe scandinave du XIIIe siècle. Bien entendu, ces récits écrits plus de deux siècles après l’épopée des Vikings ne présentent aucun caractère de fidélité aux récits anciens, mais leur sonorité, leur force narrative, leur “sprechgesang” nous donnent une bonne idée de ce qui a précédé. Ici, contrairement à ce qu’affirmaient certains auteurs du XIXe siècle, comme Deeping, auteur d’un livre sur les expéditions maritimes des Normands, il existe bien un lien, une continuité même déformée, revue et corrigée, entre la civilisation Viking et ses descendants.

Qu’en est-il en Normandie ?
Entre 874 et 880, un aventurier Viking débarque sur nos côtes. Cet aventurier mystérieux dont on ne connaît pas exactement l’origine – était-il Danois ? Etait-il Norvégien ? est un personnage étonnant, “si grand, disait la saga des Orcadiens traduite par mon ami Jean Renaud, qu’un cheval ne pouvait le porter”. Progressivement, il va devenir le chef des Vikings de la Basse-Seine. Cet homme, c’est Hrolf Göngu, Hrolf le Vagabond, Hrolf le Marcheur. En 911, à Saint-Clair sur Epte, il conclut un traité avec le roi de France. “Tu gardes la porte de la Seine et les territoires de l’ancienne Neustrie, tu m’es fidèle, et moi je te reconnais pour féal et je t’apporte aide et assistance.” Tope-là ! Ce jour d’automne, la Normandie est née. Hrolf, aussi appelé Rollon, se fait baptiser et devient Robert Ier le Riche. Le diable sorti de son chaudron, le voleur, l’impie, l’affreux destructeur païen, du moins si l’on en croit les clercs chrétiens devient, par le seul effet de l’eau lustrale, un paladin et un preux paré de toutes les vertus. (Vous voyez que prendre un bain est utile.) De Hrolf descendra toute une dynastie qui, un jour, comptera un certain Guillaume le Conquérant, lequel conquerra l’Angleterre et fondera la dynastie anglo-normande.

Et là, quel lien reste-t-il entre les récits anciens et le monde normand ?
Les Vikings, qui se sont rapidement insérés, intégrés dans leur nouvelle patrie, adoptant le parler francique, la religion chrétiennes et nombre de coutumes locales, ont adopté – quand il savent écrire, ce qui n’est pas donné à tout le monde – l’écriture latine. Ils n’ont pas tracé de runes dans nos falaises et nos rochers. On pourrait donc considérer qu’ils ont tout oublié. C’est évidemment méconnaître la force des mythes fondateurs qu’on n’efface pas d’un coup de baguette magique. Robert Wace, poète normand du XIIe siècle écrit ainsi que Guillaume possédait un lutin, nommé Toret, personnage capable d’invisibilité qui fait furieusement penser à un troll. Il raconte aussi que lors de la bataille du Val-ès-Dunes, le Normand Raoul Tesson se serait écrié “Thor aïe !” (que Thor m’aide). Quant aux elfes et aux fées, ils poursuivirent leur bonhomme de chemin dans la nouvelle Normandie. D’autres traits de caractère culturel comme l’éthique du bien mourir cher au Havamal, une justice redistributive (“à chacun son mannshutr”, sa tenure), de nombreuses techniques de guerre et de construction navale, du vocabulaire (voir les ouvrages de Jean Renaud sur les toponymes et mots d’origine norroise toujours vivants en Normandie), et l’envie de raconter les hauts faits des ancêtres en les parant s’il le fallait d’interventions surnaturelles.

C’est ici que nous retrouvons le fameux récit du roi Arthur.
Celtique à l’origine, cette histoire va permettre au roi d’Angleterre et duc de Normandie Henri II Plantagenêt de promouvoir le mythe du roi unificateur combattant et souffrant pour le bien de ses sujets. Il a beaucoup d’ennuis, ce roi. Il doit faire face à une aristocratie remuante. La coexistence entre Bretons, Saxons et Normands n’est pas ce qu’on peut appeler fraternelle. Aussi, il a une idée : utiliser cet ancien mythe celtique en demandant à Geoffroy de Monmouth de lui écrire une histoire sur mesure. Celui-ci va rédiger une belle oeuvre de propagande dédiée à tous ses bienfaiteurs normands. Il va y mélanger le récit des personnages dignes de mémoire et de toute leur ascendance, le merveilleux poétique des origines - avec dragons, géants, épée magique Caliburn - le christianisme, l’éthique du bien agir et du bien mourir, créant un Arthur syncrétique semblable à Charlemagne et ses compagnons pour les rois Francs Capétiens. Il va pousser les choses si loin qu’il donnera aux Bretons une origine troyenne, idée que s’attribuera plus tard et pour lui-même le duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, fondateur de l’Ordre la Toison d’Or. Gros succès idéologique ! Encouragé, Henri poursuit son entreprise : quelques années plus tard, il confie à Robert Wace une histoire d’Angleterre connue sous le titre de “Roman de Brut” où apparaîtront la Table Ronde et les Fées de l’Ile d’Avalon. Quelques années plus tard, les bons moines de Glastonbury prétendront qu’ils ont découvert la tombe d’Arthur. Le mythe est lancé, on ne l’arrêtera plus.
Comme on le voit, par adaptations successives, les liens avec le passé, que celui-ci soit Breton ou Normand dans l’histoire d’Arthur, se maintiennent et vont conduire jusqu’à notre époque.
Je serais incomplet si je ne citais pas, dans le domaine scandinave et germanique, la Völsunga Saga, récit qui prend son envol avec l’histoire de Sigi, le fils d’Odin. Il conte la tragédie et les hauts faits de deux familles, les Völsung et les Giukings, aussi appelés Niflungs ou Nibelungen, comme ceux de Sigurd appelé Sigfried dans la monde germanique. Notons que dans le récit scandinave, la Völsunga Saga, l’empreinte sacrée est plus présente que dans le récit germanique, l’Anneau maléfique des Nibelungen.

Vous avez dit anneau maléfique ?
Eh oui. Nous voici dans “Le Silmarillion” “Bilbo le Hobbitt” et “Le Seigneur des Anneaux” d’un certain Tolkien, récits où les techniques des eddas et des sagas cohabitent pour le bonheur du lecteur. Disons-le tout net : Tolkien ne s’est pas contenté du monde scandinave ! On y retrouve aussi le Beowulf saxon, le Kalevala finnois, le monde celtique, sans compter quelques influences chrétiennes, un chouïa de stances maçonniques et un recours aux “Faeries” toujours vivantes dans les campagnes anglaises. Un beau syncrétisme, comme dans la geste du Roi Arthur !
Cependant, la construction même du récit ressemble pour beaucoup à la méthode d’écriture des sagas et des eddas. L’ingrédient principal de ces textes consiste dans l’alliance du destin, de l’honneur et de la vengeance avec une place centrale donnée à l’être humain, à la fois dieu de lui-même et jouet d’une trame qui le dépasse. C’est aussi, à travers des textes remarquablement conduits, cette autre alliance, celle d’un idéal grandiose et d’une vie prosaïque, banale. Ce qui dépasse l’homme est dans sa vie même.
Quant aux noms que l’on retrouve dans cette oeuvre, ils valent leur pesant d’or Viking ! Ainsi, par exemple, vous vous souvenez sûrement de ces nains plus ou moins charmants ou exotiques appelés Thorin, Nain, Dain, Bifur, Bafur, Bombur, Fili et Kili… eh bien, ils sont tous issus d’un seul et même récit : l’edda en prose de Snorri Sturlusson, et plus particulièrement la prédiction de la Völuspa. Quant à Gandalf, eh bien oui ! on l’y retrouve aussi. Son nom principal (car il en porte d’autres, revêt d’ailleurs une signification qui explique peut-être ses pouvoirs et ses bons contacts avec les elfes lumineux, très semblables par l’apparence aux Alfes blonds des Vikings.) En norrois, Gandalf signifie “alfe au baton de magie”. Si l’on pousse un peu plus loin l’étude de son caractère, on peut aisément lui trouver des ressemblances avec Odin, ce vagabond à longue barbe blanche portant un grand chapeau et un baton, dont il reprend tous les bons côtés, alors que Saroumane, lui reprend les aspects fourbes et cruels d’Odin. Bien entendu, Gandalf fait aussi penser à Merlin l’enchanteur et à l’incarnation terrestre d’un ange, thème que reprend d’ailleurs Tolkien dans sa correspondance. J’ajoute que Tolkien possédait une carte postale montrant un berger Suisse appelé “Berggeist”, l’esprit de la montagne en tout point conforme au physique de Gandalf. Il a écrit sur cette carte : “l’origine de Gandalf”. Autre emprunt au monde scandinave : le palais d’Edoras et le peuple cavalier du Rohan. Les chevaux remplacent les longs bateaux, cependant les ressemblances de cet univers avec la Norvège ancienne sont frappants. Fourniments, armes, vêtements, constructions, tout concorde Le film de Peter Jackson s’emploie à nous le montrer avec un grand souci du détail.
Voilà pour les filiations Vikings et normandes avec l’oeuvre du grand JRR.

Je voudrais enfin m’attacher à un autre personnage de fantasy. Elric de Michaël Moorcock.
Soyons de bon compte : Elric n’est pas un prénom scandinave. C’est un prénom saxon. Par-contre, son histoire, elle, ressortit étrangement aux gestes héroïques du Nord. Rappelons ce récit qui commence par celui d’”Elric des Dragons”. Elric est un Ménilbonéen, peuple cruel axé sur le plaisir immédiat. Lui, il veut diriger son peuple autrement ; il croit dans la justice et refuse d’être manipulé par les seigneurs du Chaos. Amant de sa cousine, ennemi de son cousin, il affronte ce dernier lors d’une bataille navale. Dépité par son échec, son cousin enlève sa sœur Cymoril et lui jette un sort de sommeil éternel. Elric va devoir s’allier à Arioch, l’un des seigneurs du Chaos. C’est là qu’il va découvrir son épée runique Strombringer, voleuse d’âme.
Cette sorte de destin est typique des univers norrois. Le chaos menace en permanence et un jour les dieux devront l’affronter sur le champ Vigrid, lors du Ragnarök, car les dieux meurent. De sorte que les hommes n’échappent pas à cette destinée. Eux aussi, doivent constamment se battre pour dominer leur destin et n’être pas avalé par lui, pour mettre un peu d’ordre momentané dans le chaos général. Ce sont des hommes libres qui savent que s’ils ne font rien, ils n’auront rien. Sachant cela, ils sont capables d’être très pragmatiques et même rusés. Pour eux, la ruse est bien préférable à la force, même si la bravoure est admirable. Il faut lire à ce sujet le Havamal, ou les Dits du très haut :
« Qui a une longue langue doit posséder une longue épée » ou encore : « Un voyageur ne saurait transporter meilleur bagage qu’une provision de bon sens. C’est la meilleure des richesses loin de sa maison, un refuge contre le dénuement. »
Alors, Elric l’albinos s’allie pragmatiquement à ce qu’il déteste le plus pour sauver ce qu’il aime le plus. J’ajoute que les histoires de haines de familles, de philtres maléfiques et d’alliances forcées n’est pas rare dans la cosmogonie nordique. Il en va de même de la suite : dupé par son ennemi, Elric tue sans le vouloir sa cousine. Il va devoir survivre en traînant son sentiment de culpabilité, avec au côté cette étrange épée qui se nourrit des âmes et dont on se demande qui dirige l’autre, du propriétaire ou de l’arme. L’épée Balmung ou Gram donnée à Sigurd recèle également cet aspect de fratrie et de fusion avec son propriétaire. Quant au multivers décrit par Moorcok, il est consubstantiel à la mythologie viking qui montre plusieurs univers attachés à Yggdrasil, l’arbre cosmique. Ainsi va Elric, tentant de défier un destin funeste sans jamais s’abandonner tout à fait, tel un navigateur dont le long bateau est battu par les flots furieux. (…)"

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